Devenir un concombre
C’est jeudi il est 20 heures, j’ai les cheveux gris et le mascara qui bave.
Dans ma poche se trouve une canette froide de Budweiser alors que mon foie fait la taille des allégations qui portent sur Gérard Depardieu. Sur le dos, je trimballe mon ordi du bureau dans un sac Desigual que je me suis achetée parce que je suis une victime des réseaux sociaux, et sous mon menton, mes boobs sont mis en format tirelire, et me remontent à peu près au niveau de la glotte. Je suis habillée comme quand j’étais bonne en 2005, en première année de japonais à l’INALCO. Jupe courte à carreaux en mode petite secrétaire pétée, long manteau noir et puis, comme dit plus haut, sac à dos à questionner. (Dans ma tête à l’époque je pensais que je pourrais être dans Fruits alors que même pas Muteen avait voulu poster mon street style fait un jeudi à l’arrache rue de Rivoli.)
(est-ce que j’ai tous Fruits et que ya des marque pages un peu partout ? ÉVIDEMMENT)
Y. m’a donné rdv pas loin de mon travail, un de ses amis lui a proposé le lancement d’un magazine de mode et il m’a proposé de l’accompagner. J’ai dit oui comme il faudrait que je dise oui à tout. Après quelques pintes et un astro perdant dans un PMU où nous avons croisé Noémie Lvovsky, rayonnante, nous arrivons dans ce lieu superbe, sous une verrière au cœur de Paris. Il faut traverser une galerie immaculée avec des toiles inintéressantes, voire chiantes. Non en vrai, elles sont chiantes, et retrouveront sûrement dans quelques mois chez des gens riches qui n’ont pas de goût, ou chez les amis du “peintre”, ce qui est à souvent, il est vrai, à peu près pareil.
Au fond de cette verrière se trouve un escalier, et derrière, il y a un type au teint verdâtre avec une vieille coupe qui tape de la coke. Il se croit caché alors qu’on voit tout. Je me sens comme un personnage de Bret Easton Ellis mais qui aurait un sac Desigual. Ne sachant où me placer dans cette foule de gens qui savent très bien où ils vont (ou qui font très bien semblant) je m’arrête au milieu des gens et me fais bousculer par des copies souriantes d’actrices françaises des années 80, lovées dans des trenchs trop grands d’un blanc immaculé. Sur leur passage, leurs boucles d’oreilles tintent entre leurs cheveux bouclés, c’est joli.
Aussi joli que CYN dans ce clip
Je les envie. Paris à leurs lèvres doit avoir encore le goût de la surprise, alors que cela fait quelques années que la ville a le goût d’un Sodebo à la pause déjeuner. Au milieu d’une foule qu’elles considèrent comme la leur, dans lequel elles dansent, elles contemplent le magazine où des personnes maigres font la gueule dans des sapes marrons de créateurs.
Je tourne mon regard, à la recherche d’une présence amie. Y. avec ses yeux cristallins et son manteau doublé, rayonne depuis quelques semaines : toujours heureux, toujours content, il semble être ici dans son élément, autour de ces gens très beaux/très grands habillés pour une after à la Station sauf que c’est un endroit trop loin pour eux du métro. Près du bar à bud se trouve même un ancien top modèle que je voulais comme petit ami en 1994 (j’avais 8 ans, on juge pas). Ma mère m’avait donné le droit de découper sa photo dans le catalogue La Redoute et je crois que je l’avais collé sur une boite à chaussures en carton. J’en avais fait l’un de mes biens les plus précieux. Lui, comme tout le reste, semble simple et à portée de main : l’oisiveté, le succès, la beauté, la joie, et puis aussi la drogue pour les gens qui aiment mal se cacher au fond des verrières de vernissages.
J’arrive pas à me réjouir pourtant : depuis quelques jours j’ai un peu le cœur tout grenadine, je me suis entichée et la personne désirée s’est avérée depuis le départ être une mauvaise idée. Ami(e) lecteur(e) si tu me connais, on a déjà fait ce tour de manège et tu sais que c’est ma spécialité. Pour me donner l’illusion que je maitrise tout et que rien ne peut m’atteindre, je suis donc retournée rapidement sur les applis où je swipe à droite toutes les montagnes de muscle à disposition qui posent torse nu face aux miroirs de Basic Fit. Je fais ma sélection 100% protéine, impeccable, comme si je cherchais des clients pour une nouvelle salle de sports. C’est super parce que j’ai rien à leur dire et eux non plus, alors je réponds des smileys à leur “mdr” en attendant qu’ils me proposent un verre sans alcool et un rendez-vous un peu tard, le soir, pas trop loin de chez moi.
Peut-être que le Prozac que je prends me rend genre, immuable comme un petit dolmen à Carnac, et que je vais revivre toutes ces mêmes journées tout le temps. Peut-être qu’on ne se refait pas, et que Paris rend jamais contente.
Mais perso, j’aimerais bien me refaire, là.
Et alors que je pose mes yeux fatigués sur petit Shiba au bout d’une laisse qui lui aussi, semble se demander ce qu’il fait là, je me décide, un peu contrainte par le sentiment d’échec, d’inconfort aussi qui me submerge, à rentrer chez moi. Je rends la Bud non ouverte à Y. et l’embrasse, et puis dans un final un peu nul similaire à celui d’un épisode de Girls où je serais ENCORE Lena Dunham, je rends mon tablier à Paris. Une journée similaire m’attend demain avec plein de rien pour laquelle je dois me lever, et me lever du bon pied.
En quittant le vernissage, toute courbaturée d’une crève qui ne veut pas partir, assommée par un boulot que je prends en prétexte pour ne pas écrire, pour ne pas vivre, pour ne pas sentir des trucs, là, pour ne pas se planter royalement et recommencer, je me demande intérieurement : et si il n’était pas temps ? Si il était temps de quitter sa petite tour d’insatisfaction et d’aller voir ailleurs, d’arrêter les crushs sur des types qui s’en foutent et les dates avec des gars qui n’ont rien à dire ? Si je me foutais un gigantesque coup de pied au cul pour retrouver la joie qui semble animer Y. et toutes les photocopies d’Isabelle Huppert 1984 qui tourbillonnaient voilà quelques minutes autour de moi ?
Les gens que j’aime, globalement, pensent que je suis un peu aigrie. Un petit cornichon (sexy) enfermé dans un bocal, repu de tout le vinaigre qu’il a du avaler, qui se complait dans sa petite touche d’acidité qui défonce le bide. C’est là qu’il est bien. Mais c’est là aussi qu’il s’emmerde.
La question qu’on va tenter de répondre ici tous ensemble, ami lecteur, et la question que je me pose, en traversant ce passage piéton face au Monoprix, c’est si on peut inverser la manoeuvre. Pas s’adoucir, non, personne n’est un pull en mohair en plein programme Soupline. Ce que je me demande, c’est si on peut “désaigrir”. Retrouver un regard tout doux sur le monde, plein d’espoir, sans arrière-pensée. Se convaincre qu’il y a encore des choses belles à vivre, des gens doux à aimer, à rencontrer. Etre léger.
Est-ce qu’un cornichon peut redevenir un concombre ?
Et est-ce que ça serait une bonne idée ?
Tu sais quoi ? On va faire ça ensemble. Répond à ce message (je sais même pas si c’est possible, on va dire que oui, et emmène-moi avec toi, pour un café, dans des soirées, en randonnée, chez Michou. Dis-moi ce qui te rend heureux, présente-moi les gens qui ont fait la différence pour toi, ou les oeuvres qui t’ont rendu tout doux.
Je dis oui.
J’ai dit que je dirais oui à (presque) tout. Même à la Montagne de muscles qui me demande pendant que je termine cette newsletter “on se retrouve où”.
C’est la première de concombre : si ça vous a plu, n’hésitez pas à en parler à vos amis. Si vous n’aimez pas dites rien, inscrivez-les et on fera la surprise.
« Je me sens comme un personnage de Bret Easton Ellis mais qui aurait un sac Desigual. » iconique